Musique psychédélique, paysages surréalistes et créatures oniriques… Ce ne sont pas les effets hallucinogènes de substances psychoactives, mais La Planète Sauvage de René Laloux et Roland Topor, un ovni cinématographique devenu une référence incontournable de la science-fiction.
En-tête d’article : Illustration issue du film « La Planète Sauvage » de René Laloux et Roland Topor, d’après le roman « Oms en Série » de Stefan Wul.
Allez à l’éssentiel !

Illustration issue du film « La Planète Sauvage » de René Laloux et Roland Topor, d’après le roman « Oms en Série » de Stefan Wul.
Synopsis : Un monde régi par la domination
Sur Ygam, une planète dominée par les Draags, humanoïdes gigantesques à la peau bleue et aux yeux incandescents, la civilisation s’épanouit dans la quête du savoir et la maîtrise des forces de l’univers. Ces êtres, à l’existence rythmée par la méditation et l’exploration scientifique, entretiennent une conception rigide du monde, où la raison prime sur l’émotion. Dans ce cadre austère évolue Tiwa, une jeune Draag avide de connaissances, qui mène une existence studieuse aux côtés de ses parents.
Un jour, elle recueille un jeune Om, un humain issu d’une espèce autrefois arrachée à sa planète natale, Terra, aujourd’hui en ruines. Les Oms sont considérés par les Draags comme des créatures insignifiantes, reléguées au rang d’animaux domestiques pour les plus privilégiés. Mais pour la majorité des Draags, ce sont des nuisibles proliférant dans les terres sauvages d’Ygam. Tiwa, elle, voit en ce fragile être une source d’attachement et lui donne un nom : Ter.
À mesure qu’il grandit, Ter observe avec fascination les rituels éducatifs de Tiwa, notamment les leçons transmises par un casque neuronal. Un jour, par un incident fortuit, il parvient à capter ces enseignements et, contre toute attente, assimile ce savoir avec une fulgurante aisance. Pourtant, les Draags, ancrés dans leur certitude de supériorité, ne perçoivent en lui qu’un simple écho mécanique, semblable à celui d’un oiseau reproduisant les sons qui l’entourent.
Mais tandis que Tiwa, mûrie par le temps, se détourne progressivement de son compagnon d’enfance, Ter ressent l’appel de la liberté. Profitant d’un instant d’inattention, il s’enfuit, emportant avec lui le casque neuronal, convaincu qu’il détient la clé d’un avenir autre que celui de l’asservissement. Errant dans les territoires inexplorés d’Ygam, il fait la rencontre d’une Om sauvage, qui l’aide à briser les entraves de sa condition. Elle l’introduit à une communauté de survivants, un peuple replié sur lui-même, structuré autour de rites et de traditions qui se dressent en opposition au rationalisme froid des Draags.
D’abord perçue avec méfiance, cette nouvelle source de savoir bouleverse l’équilibre précaire de la tribu. Mais bientôt, la compréhension naissante du langage et des sciences des Draags fait naître un espoir : celui d’une émancipation possible.
Pendant ce temps, au sein des hautes sphères de la société Draag, le débat gronde. Sinh, père de Tiwa et figure éminente de leur gouvernement _ Grand édile des Draags _ tente d’alerter ses semblables sur l’étrange persistance des Oms à survivre et à s’organiser. Il évoque des vestiges retrouvés sur Terra, indices troublants d’une civilisation humaine disparue, peut-être autrefois florissante. Mais l’assemblée, sourde à ces considérations, tranche dans l’ignorance : une campagne d’extermination est décrétée.
Les Oms, déjà soumis aux périls naturels d’Ygam, subissent alors une traque impitoyable. Contraints à l’exode, ils fuient à travers des terres inhospitalières, affrontant les dangers d’une nature qui ne leur a jamais été clémente. Mais la fuite ne suffit plus. Acculés, ils décident de riposter. La révolte éclate lorsqu’un Draag, inconscient de leur éveil, écrase plusieurs d’entre eux sous son pas indifférent. En un éclair, les Oms s’organisent, tendent une embuscade et, dans un déchaînement de fureur, abattent le titan.
La nouvelle se répand comme une onde de choc. Conscients que le châtiment sera terrible, les Oms n’ont d’autre choix que de quitter Ygam. Ils trouvent refuge dans une décharge abandonnée, vestige des excédents de la civilisation Draag. Là, durant quinze longues années, ils bâtissent les fondations d’un nouveau monde, assimilant le savoir volé à leurs oppresseurs et maîtrisant progressivement les arts de la technique et de la science. Leur ascension est fulgurante : de simples rescapés, ils deviennent un peuple organisé, bâtissant leurs propres fusées dans l’espoir d’atteindre La Planète Sauvage, un satellite mystérieux gravitant autour d’Ygam.
Chassés par une nouvelle attaque des Draags qui les ont retrouvés, les Oms évacuent Ygam en urgence. Leur exode prend une tournure inattendue lorsqu’ils découvrent sur ce satellite d’étranges statues colossales, sans tête, figées dans un désert silencieux. Mais la stupeur laisse bientôt place à l’effroi : par le biais de leurs méditations, les Draags donnent vie à ces immenses figures et les animent dans une danse rituelle, une cérémonie essentielle à la préservation de leur société. En un instant, le sol tremble sous leurs mouvements, et les Oms, tétanisés, comprennent qu’ils sont en danger.
Dans un ultime sursaut, ils ripostent et détruisent plusieurs de ces statues, forçant les Draags à reconnaître leur existence et leur puissance nouvelle. L’affrontement ne se prolonge pas et face à cette démonstration de force inattendue, une paix s’installe. Un accord est trouvé entre les deux peuples : les Draags conserveront leur hégémonie sur Ygam, tandis que les Oms, ayant construit leur propre satellite artificiel, s’établiront sur cette nouvelle terre, libres de tracer leur propre destin.

Illustration issue du film « La Planète Sauvage » de René Laloux et Roland Topor, d’après le roman « Oms en Série » de Stefan Wul.
Science et croyance : un affrontement idéologique
Mettant en valeur des contrastes puissants, “La Planète Sauvage” s’attache à opposer grandeur et petitesse, rationalité et onirisme, sobriété de la narration et complexité du propos. Parmi ces tensions, l’une des plus marquantes est celle qui structure le rapport entre science et croyance.
Les Draags sont dépeints comme une civilisation fondée sur le savoir, l’observation et le débat. Leur existence semble guidée par une quête de compréhension méthodique du monde, ce qui se manifeste notamment dans leur manière de communiquer. Chaque mot, mesuré et précis, semble dénué d’affect, du moins chez les adultes. Ce détachement émotionnel apparaît à travers la relation entre Tiwa et Ter : si l’enfant manifeste un attachement sincère envers son compagnon humain, son père, bien qu’empathique, conserve une posture distante, presque clinique. Il ne hausse le ton qu’une seule fois, lorsqu’il juge nécessaire de rappeler à sa fille la fragilité de l’être qu’elle considère comme un jouet. Cette rigueur comportementale révèle un mode de pensée où la rationalité prime sur l’émotion, reléguée au rang de simple outil éducatif. Les sentiments semblent ainsi perçus comme des éléments immatures, des vestiges d’une époque révolue dans l’évolution de leur espèce.
Cependant, un paradoxe surgit : malgré leur attachement à la raison, les Draags accordent une place essentielle à la méditation. Loin d’être une contradiction, cette pratique illustre une forme de spiritualité purement introspective, dénuée de dogmes religieux. Il ne s’agit pas d’une foi en une entité supérieure, mais d’une discipline tournée vers le développement de l’esprit et la maîtrise de soi. Cette quête de perfection intérieure, froide et rigoureuse, semble toutefois les avoir détachés du sensible, les confinant dans une perception intellectualisée du réel. Leur suprématie sur les Oms repose sur cette même logique : une gestion rationnelle et pragmatique de leur société, où les espèces jugées inférieures ne sont envisagées qu’en termes utilitaires ou nuisibles. Ainsi, sous leur calme apparent et leurs manières policées, les Draags révèlent une incapacité profonde à reconnaître l’altérité. Agissant selon une logique implacable, ils interagissent avec leur environnement sans jamais considérer le vivant autrement que comme un objet d’étude ou une ressource.
Cette indifférence trouve une illustration frappante dans la scène où Ter, après avoir assimilé des connaissances grâce au casque neuronal, commence à parler et à réciter les enseignements des Draags. Malgré l’intelligibilité manifeste de son langage, ces derniers demeurent enfermés dans leurs certitudes : persuadés que les Oms sont des êtres inférieurs, ils refusent d’envisager qu’ils puissent accéder à un véritable savoir. Cette scène souligne à quel point leur attachement à la rationalité se double d’une arrogance intellectuelle, les empêchant de percevoir la réalité qui se déroule sous leurs yeux.
Le casque neuronal, symbole du mode d’apprentissage Draag, incarne cette approche de la connaissance purement cérébrale. Il est intéressant de noter que si Tiwa, encore enfant, manifeste une certaine sensibilité et une ouverture émotionnelle, son éducation tend progressivement à l’aligner sur la froideur de ses aînés. Loin d’être un simple outil pédagogique, le casque apparaît comme un vecteur d’endoctrinement subtil, uniformisant la pensée et écartant toute spontanéité émotionnelle. Les jeunes Draags, bien que dotés d’une curiosité propre à leur âge, semblent rapidement conditionnés à réprimer leurs affects au profit d’un raisonnement structuré et dépourvu d’ambiguïté. L’éducation devient ainsi un processus de rationalisation extrême, où toute forme d’émotion est perçue comme une faiblesse à éradiquer.
En contrepoint, les Oms se caractérisent par un mode de vie fondamentalement différent, fondé sur l’instinct, l’émotion et la spontanéité. Ils apparaissent comme des êtres impulsifs, réactifs, exprimant leurs émotions avec une intensité presque chaotique. Leur rapport au monde est immédiat et sensoriel : là où les Draags analysent, les Oms ressentent. Cette opposition se traduit notamment par leur rejet instinctif de la culture scientifique des Draags.
Leur organisation sociale repose sur des structures tribales, où l’autorité est détenue par les plus anciens. Cette hiérarchie rappelle les sociétés dites « primitives », où la sagesse est davantage associée à l’expérience qu’à l’accumulation de savoir théorique. Vivant sous la menace constante des Draags et des dangers de leur environnement, les Oms concentrent leur énergie sur la survie, ce qui les empêche d’élaborer des systèmes de pensée abstraits comparables à ceux de leurs oppresseurs. Cette précarité perpétuelle conditionne leur perception du monde : là où les Draags cherchent à comprendre et à maîtriser leur environnement, les Oms l’acceptent comme une réalité brute, qu’ils subissent plus qu’ils ne la modèlent.
L’un des moments les plus significatifs de cette dichotomie apparaît lorsque Ter rapporte le casque neuronal dans la communauté des Oms. Alors que certains voient en cet objet une opportunité d’émancipation, les figures d’autorité s’y opposent fermement. Cette scène met en lumière une méfiance quasi instinctive envers la science et la connaissance rationnelle, perçues comme des instruments de domination étrangère. Pourtant, paradoxalement, les Oms s’approprient régulièrement des objets Draags, qu’ils accumulent dans leurs refuges. Ce comportement traduit un rapport ambigu au savoir : s’ils rejettent la culture de leurs oppresseurs, ils en intègrent néanmoins des éléments, témoignant d’une fascination mêlée de crainte.
Un autre moment fort illustre cette relation complexe entre croyance et réalité tangible : le rituel où les Oms célèbrent leur union charnelle sur un crâne de Draag. Dans une mise en scène presque chamanique, ils ingèrent une substance que l’on suppose hallucinogène et entrent dans un état de transe collective. Le film ne précise pas si cette scène relève d’une expérience mystique réelle ou si elle traduit simplement l’altération de leur perception sous l’effet de la drogue. Quoi qu’il en soit, elle témoigne de l’importance du sacré dans leur société. Contrairement aux Draags, qui cherchent à atteindre une vérité universelle par l’intellect, les Oms explorent le monde à travers le prisme du mysticisme.
Le film met également en garde contre les dangers du rejet mutuel entre science et croyance. Une scène particulièrement frappante illustre cette idée : alors qu’un Om touche un objet ramené d’une expédition, il disparaît subitement, vraisemblablement victime d’un piège technologique Draag. Cet événement renforce la méfiance des Oms à l’égard des artefacts de leurs oppresseurs, illustrant le refus des religions et croyances de confronter les faits scientifiques, même lorsque ceux-ci sont inéluctables. Toutefois, le film ne se limite pas à une critique simpliste : il suggère que, malgré leur rejet des Draags, les Oms ne peuvent s’empêcher de puiser dans leurs avancées. De la même manière, les Draags, enfermés dans l’ultra rationalisme, échouent à reconnaître la richesse du sensible et du spirituel.
Ainsi, « La Planète Sauvage » ne propose pas une opposition binaire entre science et croyance, mais interroge la nécessité d’un équilibre entre les deux. À travers un univers à la fois étrange et familier, René Laloux et Roland Topor dressent un portrait fascinant de deux civilisations que tout oppose, mais qui, chacune à leur manière, témoignent des limites de leur propre vision du monde.

Illustration issue du film « La Planète Sauvage » de René Laloux et Roland Topor, d’après le roman « Oms en Série » de Stefan Wul.
La connaissance comme outil d’émancipation
Malgré leur attachement à leurs préceptes religieux, les Oms comprennent que la science, subtilisée aux Draags, leur permettra de s’émanciper de leur oppression. Cette idée est introduite pour la première fois lorsque Ter s’échappe de son foyer d’accueil avec le casque neuronal. Bien que l’objet soit pour lui un fardeau difficile à transporter, il s’entête à fuir en le traînant péniblement derrière lui. C’est d’ailleurs au cours de cette fuite qu’il rencontre une femme qui le libère de son collier. Une scène riche de sens : bien que Ter apporte aux Oms la connaissance, sa mission demeure compromise tant qu’il ne se fait pas délivrer par l’une de ses pairs. Un message fort, dans un contexte où la deuxième vague féministe s’élevait à travers le monde.
Au fil du récit, les Oms affrontent des dangers qui paraissent insurmontables. Minuscules dans un monde hostile, ils n’ont d’autre choix que de concentrer leurs efforts sur leur survie. Pourtant, ils conservent le casque neuronal comme un artefact précieux, le défendant au péril de leur vie, et même de la pérennité de leur espèce. La connaissance devient plus précieuse que leur croyance. Et bien que leur vision mystique du monde soit profondément remise en question, ils persistent dans cette quête périlleuse de l’érudition. L’attaque du gigantesque oiseau qui ravage leur habitat illustre parfaitement le choc qu’ils subissent lorsqu’ils sont confrontés à la brutalité du rationnel. Ce moment symbolise la collision entre leurs certitudes oniriques et le pragmatisme qu’impose la connaissance. Mais loin de susciter un repli vers un obscurantisme supposément salvateur, cet événement les pousse à entreprendre un périple, métaphore du chemin à parcourir pour s’élever vers la Vérité.
La subtilité du film réside dans le fait que, bien que les Oms aient choisi la voie de la connaissance, ils comprennent que cette évolution implique un changement radical. Leur position statique au début du récit, établis dans un arbre creux, illustre la nature même du dogmatisme : prétendre détenir la vérité revient à tirer des conclusions orientées à partir d’une observation limitée du monde. Ce n’est qu’en se mettant en mouvement que les Oms réalisent que la connaissance exige l’abandon des certitudes. L’observation de l’environnement leur permet d’obtenir des réponses, mais la certitude elle-même n’est qu’une donnée infime dans la compréhension scientifique de la réalité brute. Ainsi, à la manière de voyageurs poursuivant un éternel coucher de soleil, ils tentent d’appréhender le monde dans lequel ils évoluent, contraints à la résilience.
Ce n’est qu’au terme de leur traversée qu’ils s’établissent dans les ruines d’une décharge d’engins spatiaux. À ce stade, les Oms semblent s’être complètement affranchis de toute pensée dogmatique, fondant leurs progrès civilisationnels sur les épaves oubliées des Draags. Ces vestiges leur fournissent tous les éléments nécessaires à une évolution rapide vers une société structurée. Encore une fois, c’est par la maîtrise des savoirs scientifiques et techniques qu’ils parviennent à briser le joug de leur oppresseur.
Il est intéressant de constater que, dans le film, la connaissance est souvent confisquée par une élite puissante et que son accès constitue un enjeu de lutte et de prise de risque pour les populations dominées. Ce qui frappe particulièrement, c’est que, loin de soupçonner l’éveil de la conscience chez les Oms, les Draags s’acharnent à penser qu’il leur est impossible de faire preuve d’intelligence. Une démonstration éloquente du fait que les certitudes ne sont pas l’apanage du mysticisme : même une civilisation éclairée et brillante peut se méprendre sur la nature de ceux qu’elle considère comme inférieurs.

Illustration issue du film « La Planète Sauvage » de René Laloux et Roland Topor, d’après le roman « Oms en Série » de Stefan Wul.
Une oeuvre résolument politique
Une allégorie des dérives étatiques
Extermination, attaque chimique, xénophobie, déportation : autant de violences qui marquent l’histoire du monde et que le film “La Planète Sauvage” aborde à travers un récit d’une grande profondeur. Sans que l’on en soit profondément affecté par une imagerie qui demeure sobre et poétique, l’histoire nous entraîne aux confins de la noirceur humaine à travers des scènes surréalistes, mais porteuses d’un message politique puissant.
Les Oms, déportés de Terra vers Ygam, ne sont pas sans rappeler le sort de nombreuses populations cherchant à fuir, au péril de leur vie, une existence devenue insoutenable. Qu’il s’agisse de la guerre, de l’extrême misère ou d’une colonisation brutale, le constat reste le même : les victimes, privées de leur terre natale, se retrouvent contraintes de survivre là où elles le peuvent, dans des conditions précaires. Les Oms incarnent également la perte d’identité culturelle qui accompagne les migrations forcées. Lorsqu’un rapport de domination s’exerce entre un peuple oppresseur et un peuple asservi, une rupture avec les traditions et l’héritage culturel se produit inévitablement. Les populations opprimées, privées de leurs repères, doivent alors reconstruire de nouveaux codes sociaux, une nécessité qui bouleverse profondément la cohésion des communautés plongées dans la misère.
C’est précisément le propos du film : les Oms ont oublié leurs origines, leur savoir et leur culture. Dans la clandestinité, ils tentent de rebâtir une identité communautaire dans un environnement hostile. De leur côté, les Draags oscillent entre condescendance et hostilité manifeste envers cette population qu’ils méprisent ouvertement. Pourtant, ce sont bien ces géants à la peau bleue qui sont les principaux instigateurs de la déportation des humains. Ce rapport de force, oscillant entre concurrence inter espèce et lutte pour l’occupation du territoire, s’intensifie progressivement au fil du récit.
La normalisation de cette violence trouve son expression la plus brutale dans la domestication des Oms, une pratique profondément humiliante visant à les réduire au rang d’animaux. Cette représentation renvoie explicitement aux traitements déshumanisants infligés aux esclaves durant la traite négrière. Plus largement, elle illustre le processus insidieux par lequel des pratiques barbares deviennent socialement acceptables, un phénomène caractéristique des régimes totalitaires, où la banalisation du mal facilite l’adhésion collective à l’oppression.
Une conclusion en demi-teinte
“La Planète Sauvage” s’achève sur une conclusion ambivalente : après avoir dépassé leurs dissensions, Draags et Oms concluent un accord de paix. Une fin apparemment positive, mais qui, sous un autre prisme, évoque les dynamiques de la guerre froide. Chaque peuple, désormais capable d’anéantir l’autre, choisit la paix. Mais cette décision est-elle motivée par une volonté sincère de cohabitation pacifique ou simplement imposée par la crainte d’une destruction mutuelle ? Le film laisse libre cours à l’interprétation du spectateur.
Un autre détail interpelle : la construction d’un satellite artificiel destiné à accueillir les Oms. Cet élément, révélé uniquement par la voix narrative de Ter à la toute fin du film, soulève une question troublante : les Draags sont-ils réellement capables de coexister avec une espèce qui s’organise en société civilisée ? La paix n’est envisageable qu’à condition que les Oms vivent séparés, relégués à un habitat artificiel. Ce choix résonne comme un constat amer, révélateur d’une faille inhérente à notre propre humanité : celle d’une espèce pour laquelle le partage des ressources et des territoires constitue toujours une source de tension.

René Laloux (à gauche) et Roland Topor (à droite) après avoir obtenu le prix spécial du jury- au festival de Cannes en 1973.
Histoire de l’œuvre et contexte de l’époque
Une Révolution Artistique
Les années 60 et 70 marquent un tournant décisif dans l’histoire de la bande dessinée et du cinéma d’animation. Longtemps perçues comme des formes d’expression destinées à un jeune public, ces disciplines amorcent une mutation profonde, portée par des créateurs audacieux qui repoussent les limites du médium. C’est dans ce contexte de bouleversement artistique et culturel que naît « La Planète Sauvage », un film qui s’inscrit pleinement dans cette volonté d’émancipation.
Une révolution dans la bande dessinée
Alors que les comics américains des décennies précédentes se contentaient souvent de récits simplistes et moralistes, les années 60 voient émerger une vague de contestation dans le milieu de la bande dessinée. Harvey Kurtzman , avec Mad Magazine , révolutionne l’humour et la satire en détournant les icônes populaires, tandis que Will Eisner explore les codes de la narration graphique en créant des histoires plus introspectives et matures. Mais c’est surtout dans l’underground que la rupture devient flagrante. Robert Crumb , figure emblématique de la contre-culture américaine, bouscule les conventions avec des œuvres comme « Fritz the Cat » et « Mr. Natural », mêlant irrévérence, sexualité débridée et critique acide de la société. En Europe, la France n’est pas en reste : des revues comme Pilote , Hara-Kiri et plus tard Métal Hurlant ouvrent la voie à une bande dessinée plus expérimentale et adulte, propulsant des auteurs comme Moebius , Druillet et Tardi au premier plan. Ces publications permettent à la BD de s’affranchir définitivement de son image enfantine et de s’imposer comme un art à part entière.
L’animation en quête de maturité
En parallèle, le cinéma d’animation connaît une transformation similaire. Alors que Walt Disney continue de dominer le marché avec des œuvres consensuelles, édulcorées et destinées à la famille, de nombreux artistes s’efforcent de prouver que l’animation peut être bien plus qu’un divertissement enfantin.
En Tchécoslovaquie, Jiří Trnka réalise « La Main » (1965), une œuvre poignante où il dénonce, à travers une marionnette oppressée, la censure et la répression des régimes autoritaires. Ce film, interdit par le régime communiste après sa sortie, devient un symbole de la résistance artistique.
En 1968, en pleine explosion du psychédélisme, George Dunning propose « Yellow Submarine » , un film d’animation pop et halluciné inspiré de l’univers des Beatles. Loin des standards classiques, cette œuvre repousse les limites esthétiques de l’animation en utilisant des couleurs vives, des animations expérimentales et une narration éclatée.
Au Japon, le studio Mushi Production , fondé par Osamu Tezuka , s’aventure sur des terrains plus adultes avec « Les Mille et Une Nuits » (1969), un film sensuel et audacieux qui s’éloigne du carcan des productions familiales. Cette tendance atteint son paroxysme avec « La Belladone de la tristesse » (1973) de Eiichi Yamamoto , une œuvre hypnotique et avant-gardiste qui aborde la persécution des femmes à travers un style graphique inspiré des estampes japonaises.
Enfin, en France, René Laloux s’impose comme une figure incontournable de cette animation en rupture avec les codes traditionnels. Il s’associe avec Roland Topor , illustrateur et écrivain subversif, pour donner naissance à « La Planète Sauvage » (1973), une œuvre où le graphisme halluciné et la narration philosophique s’éloignent radicalement des standards de l’époque.
Un film contre-courant
Inscrit dans cette effervescence artistique, « La Planète Sauvage » prend à contre-pied l’animation conventionnelle. Là où Disney mise sur des récits moralisateurs et des personnages anthropomorphes rassurants, le film de Laloux et Topor propose un univers onirique, dérangeant et empreint de philosophie. En explorant les rapports de domination, l’aliénation et la résistance, le film s’attaque à des thèmes rarement abordés dans l’animation grand public.
Loin d’être une simple curiosité artistique, « La Planète Sauvage » est une véritable déclaration d’indépendance vis-à-vis de l’animation dominante. Xavier Kawa-Topor , spécialiste du cinéma d’animation, souligne ainsi : « Ce film est une sorte de révolution dans le cinéma d’animation […] Pour la première fois en France, un long-métrage d’animation dame le pion à Walt Disney. »
Mais cette ambition ne se concrétise pas sans difficulté. À cette époque, financer un film d’animation non conventionnel est un véritable parcours du combattant. Paul Grimault , l’un des pionniers de l’animation française, en fait l’expérience avec « Le Roi et l’Oiseau » , un projet initié en 1953 mais qui ne verra le jour qu’en 1980, après près de trois décennies de lutte.
Dans une moindre mesure, « La Planète Sauvage » connaît également une production tumultueuse. Lancé en 1967, le projet subit de nombreux contretemps qui auraient pu lui être fatals. Le film met finalement six ans à voir le jour, un délai relativement court en comparaison de certaines autres productions de l’époque, mais qui témoigne néanmoins des obstacles rencontrés pour mener à bien une œuvre aussi atypique.

Illustration issue du film « La Planète Sauvage » de René Laloux et Roland Topor, d’après le roman « Oms en Série » de Stefan Wul.
Une oeuvre inspirante et inspirée
Ces oeuvres qui ont inspirés le film
Aux prémices de leur collaboration, René Laloux et Roland Topor envisagent d’adapter des classiques littéraires tels que “Don Quichotte” de Miguel de Cervantès ou “Gargantua” de François Rabelais , des œuvres foisonnantes d’imaginaire et de satire. Cependant, leur ambition narrative les pousse vers un matériau plus inédit et malléable : “Oms en série” de Stefan Wul . Ce roman de science-fiction, publié en 1957, propose une fable philosophique où l’humanité, réduite à l’état d’animaux domestiques par des créatures extraterrestres, lutte pour sa survie et son émancipation. Son univers onirique et allégorique s’inscrit parfaitement dans la mouvance surréaliste, une esthétique et une philosophie qui résonnent profondément chez les deux créateurs.
L’influence du surréalisme est omniprésente. Yves Tanguy , avec ses paysages désertiques et ses formes biomorphiques, semble hanter l’imagerie du film, tout comme les collages et hybridations de Max Ernst , où la nature se tord en visions étranges et inquiétantes. On peut également déceler l’empreinte de Salvador Dalí , non seulement dans l’étrangeté des créatures et la distorsion du réel, mais aussi dans cette impression de rêve éveillé qui traverse toute l’œuvre.
Le bestiaire qui peuple cette planète hostile tient autant du cauchemar que du fabuleux. Les créatures qui évoluent aux côtés des Draags semblent défier toute classification biologique. Ce caractère déconcertant rappelle les chimères grotesques et foisonnantes de Jérôme Bosch , où l’inconnu et l’incongru s’entrelacent pour créer un monde à la fois fascinant et dérangeant. Mais l’influence ne s’arrête pas là : on retrouve également la patte de Jean-Jacques Grandville , maître du dessin anthropomorphique, dont les personnages mi-hommes mi-bêtes semblent préfigurer les créatures étranges et stylisées du film.
Sur le plan philosophique, « La Planète Sauvage » s’inscrit dans une tradition bien ancrée de la littérature satirique et spéculative. Son récit évoque les contes philosophiques des Lumières, où la critique sociale se dissimule sous le voile du fantastique. “Micromégas” de Voltaire et “Les Voyages de Gulliver” de Jonathan Swift viennent immédiatement à l’esprit : deux récits où le changement d’échelle – qu’il s’agisse de géants observant les hommes comme des insectes ou d’explorateurs découvrant des civilisations étranges – sert à souligner l’absurdité et l’arrogance humaine. À travers les Draags et leur rapport aux Oms, “La Planète Sauvage” prolonge cette réflexion sur la domination, la connaissance et la révolte des opprimés.
Si le film se pare d’une colorimétrie riche, où les tons pastel viennent adoucir son étrangeté, il n’en demeure pas moins imprégné d’une atmosphère sombre, presque mélancolique. Cette tension entre onirisme et tragédie rappelle les gravures de Gustave Doré , dont les jeux d’ombres et de lumières confèrent une profondeur dramatique aux scènes. De même, la structure même du film, composée de tableaux successifs à la manière d’une fable illustrée, semble s’inspirer du style narratif et visuel propre à Doré.
Ainsi, “La Planète Sauvage” ne se limite pas à une œuvre d’animation innovante ; elle est un carrefour où se rejoignent la peinture surréaliste, l’illustration fantastique et la grande tradition du conte philosophique. Chaque plan du film porte en lui une richesse visuelle et intellectuelle qui le place à la croisée de plusieurs influences majeures, confirmant son statut d’œuvre unique et intemporelle.
Les grandes oeuvres inspirées par « La Planète Sauvage »
Inspiré par des chefs-d’œuvre emblématiques de la littérature, de la peinture et du cinéma, « La Planète Sauvage » a su s’imposer dans le panthéon des grands classiques du genre. Telle une œuvre intemporelle, elle n’a cessé d’influencer des générations de créateurs, offrant une multitude d’interprétations et d’adaptations qui résonnent encore aujourd’hui dans le monde de l’animation et au-delà.
L’exemple le plus évident de cette influence se trouve dans l’œuvre de Hayao Miyazaki , dont l’épopée poétique « Nausicäa de la Vallée du Vent » (1984) porte la trace indéniable de « La Planète Sauvage ». Le film de Miyazaki, à l’image de celui de Laloux et Topor, mêle écologie, humanisme et un profond message de paix. Les paysages luxuriants, les créatures fantastiques et la colorimétrie vibrante de « Nausicäa » cultivent cette même atmosphère onirique et déstabilisante. Les deux œuvres partagent une vision du monde où la nature, par sa force et sa majesté, occupe une place primordiale, tout en explorant la fragile coexistence entre l’humain et les forces cosmiques ou naturelles qui l’entourent.
Une autre ressemblance notable s’observe dans la conclusion de « Princesse Mononoké » (1997), un autre film majeur de Miyazaki. Là encore, la paix entre les différentes espèces, humaines et non humaines, nécessite de vivre séparément pour garantir leur survie et l’équilibre du monde. Cette idée de séparation et d’harmonie rappelle l’issue de « La Planète Sauvage », où les Oms et les Draags, après une longue période de domination et de lutte, choisissent de vivre à distance pour maintenir la paix et permettre à chacune des espèces d’évoluer dans la sérénité et l’accomplissement bienveillant de leurs propres existences. L’ombre du film de Laloux plane ainsi sur la conclusion de « Princesse Mononoké », dans une réflexion sur l’interdépendance et le respect des différences.
L’influence surréaliste de « La Planète Sauvage » se retrouve également dans des œuvres plus récentes du cinéma expérimental et avant-gardiste. Bertrand Mandico , avec son court-métrage « Ultra Pulpe » (2013) et ses longs-métrages « Les Garçons Sauvages » (2017) et « After Blue » (2021), incarne un héritier direct de l’imaginaire débridé de Laloux et Topor. « Ultra Pulpe », avec son atmosphère étrange et son traitement visuel onirique, plonge le spectateur dans un univers de science-fiction déconstructiviste où l’absurde et le merveilleux se mêlent, tout en distillant une musique expérimentale qui, elle aussi, rappelle la bande-son de « La Planète Sauvage », signée par Alain Goraguer . Le film de Mandico déploie une narration radicale, hallucinée et déstabilisante, à la fois brutale et poétique, avec un sens de l’esthétique et du fantastique profondément inspiré par le cinéma d’animation des années 70, et plus particulièrement par l’œuvre de Laloux et Topor.
En définitive, « La Planète Sauvage » est une œuvre fondatrice qui a transcendé les frontières de son genre pour nourrir de nombreuses créations artistiques. Son surréalisme, son esthétisme décalé et sa réflexion philosophique continuent de marquer de leur empreinte l’imaginaire collectif, inspirant des réalisateurs et des artistes qui, à leur tour, réinventent le cinéma d’animation et la narration visuelle de manière audacieuse et poétique.